Un départ de France le
18 décembre pour un séjour de un peu plus de deux mois en Nouvelle
Calédonie évoque immanquablement des idées de vacances exotiques
et de farniente sous les cocotiers. Il y a effectivement quelque
chose de magique à retrouver l'été à noël à 24 heures d'avion
de la France. Le décors de rêve est en place : la chaleur, la
lumière, une végétation luxuriante. Les flamboyants couverts de
fleurs écarlates sont à l'apogée de leur splendeur. Il y a aussi
quelques choses d'insolite à vivre noël dans la tiédeur des
alizés. La nonchalance aimable des habitants procure tout de suite
un effet apaisant.
Je suis cependant venu à
Nouméa avec une mission depuis longtemps anticipée et en phase avec
mon départ à la retraite. Prendre le temps d'être grand père et
donner du temps à ma fille pour qu'elle s'occupe un peu d'elle. Pour
moi, le temps des plages et de la découverte viendra un peu plus
tard, pour le moment c'est « mission nounou ».
Une super-nounou qui a en
charge deux enfants ; le garçon de huit ans, tout juste en
vacances d'été. Il s'appelle Amaury, il termine le CE1 avec les
félicitations. Il est plein de joie et de vie. La petite fille,
Cassy, qui aura cinq ans en février est atteinte du syndrome de
Rett. Cette sale maladie génétique a été diagnostiquée,
lorsqu'elle a eu un peu plus d'un an, après que la pédiatre ait
constaté une rupture de la courbe de croissance et que les parents
aient commencé à s'inquiéter des retards de développement moteur.
Une terrible nouvelle
pour une garce de maladie qui ne s'adresse qu'aux filles, une sorte
d'autisme aggravé, qui perturbe le développement psycho moteur et
dont les atteintes peuvent être plus ou moins sévères selon les
malades. Certaines filles marcheront, d'autres prononceront quelques
mots, mais cette maladie est vache, tout progrès est inéluctablement
suivi d'une régression qui annule les acquis. Au mieux Cassy a
acquis quelques semaines la position assise, mais c'est fini. Elle a
tenu et manipulé des objets, mais a, depuis longtemps, perdu l'usage
de ses mains. La régression systématique est d'ailleurs une des
caractéristiques première de la maladie.
Cassy a grandi mais elle
a toujours des allures de bébé, quoique amoindri par le manque de
tonicité donc l'absence de motricité . Elle ne fait plus
illusion aujourd'hui, son handicap saute aux yeux. Elle n'a jamais
marché et ne marchera jamais. Elle n'a jamais parlé et ne dira
jamais maman. Son corps est mou et pesant par son inertie. Des
mouvements spasmodiques se sont progressivement installés. Elle est
devant moi, maintenant, pendant que j'écris ce texte, sanglée dans
une chaise haute qui lui permet de tenir la position verticale. Ses
mains sont agitées comme pour des applaudissements décalés, elle
grince des dents et sa tête bascule violemment d 'avant en
arrière. Les yeux sont mi-clos, parce qu'éblouis par trop de
lumière. Un petit couinement sort parfois de sa bouche. Elle est
loin, absente dans un monde qui n'appartient qu à elle. Un
monde coupé de son environnement par son cerveau à la dérive qui
commande parfois une agitation épuisante, le corps est secoué de
spasmes violents, parfois des rires bruyants, parfois des pleurs
inconsolables, parfois une inquiétante apathie.
Je l'ai à l’œil, il
faut toujours l'avoir à l’œil, car soudain sans prévenir, ses
jambes se raidissent, ses yeux se révulsent, c'est une crise
d’épilepsie. Alerte rouge. Quelques gestes simples suffisent la
plupart du temps à la ramener à la conscience et à faire repartir
la respiration, d'autre fois la crise dure et nécessite le recours à
un médicament.
Comme elle est agitée,
je l'ai posée sur son tapis de jeu afin de lui faire faire quelques
mouvements. La Kiné qui est venue la faire travailler la semaine
dernière, m'a dit que je pouvais également lui faire faire des
mouvements en faisant confiance à mon intuition. Je fais donc
confiance et deux fois par jour, c'est parti pour une séance de
travail : cambrure et alignement des pieds, qui faute de marche
se déforment, pédalage, moulins avec les bras, abdo et colonne
vertébrale...Ça lui plaît beaucoup, je suis gratifié de sourires
et de regards énamourés .
La séance d'aujourd'hui
a débloqué une situation critique. Alors que je la soulevais par
les bras pour l'asseoir, elle s'est soudain raidie, est devenue toute
rouge... elle poussait. Enfin le caca ! Crottes de lapin
d'abord, mais les vannes étaient ouvertes et le reste a suivi.
Maintenant, propre et
changée, elle sourit et gazouille. Elle est pour un moment dans la
communication. Elle gigote elle est aux anges. Longuement elle me
regarde, ses yeux pétillent, c'est un bon moment. Elle sourit, ce
fameux sourire de enfants Rett, à faire fondre les cœurs les plus
endurcis.
Pour moi c'est un moment
de répit, soit je lis quelques pages, soit je dispute l'ordinateur à
Amaury qui profite de la situation pour dépasser son quota autorisé
de jeux vidéo. Heureusement entre légos et ordinateur, Amaury
s'occupe tout seul. Je profite cependant des moments calmes pour
l’entraîner dehors pour jouer avec le ballon ou les raquettes.
Cassy a une monstrueuse
poussette pour handicapé . Un engin ringard par sa conception
et ses matériaux inadaptés ; trente cinq kilo d'acier et de
vérins industriels, tout juste adaptée à briser le dos des
parents. Honte aux fabricants qui profitent de ce marché de niche
pour vendre hors de prix du matériel issu de l'industrie lourde
soviétique.
C'est bientôt l'heure du
repas. Cassy prend quatre repas par jour : le matin, farines de
céréale, fruit et tout un cocktail complexe de médicaments contre
l'épilepsie. A midi, une énorme soupe de légumes avec viande ou
poissons mixés ; compote au goûter et nouvelle soupe le soir,
avec deux médicaments. J'ai ma fiche pour les médicaments.
Heureusement !
En ce moment je partage
la responsabilité de Cassy avec une autre personne qui m'épargne la
préparation des soupes. Des soupes variées avec des féculents, des
légumes verts de la viande ou du poisson, Tous sont des produits
frais, de saison, achetés au marché. La mise en œuvre est simple
mais demande de nombreuses manipulations, depuis le lavage et la
préparation des légumes leur cuisson et le mixage final. Enfin le
stockage dans des bocaux. Opération répétée tous les deux jours
donc : approvisionnement, préparation, vaisselle...
Le repas est une aventure
qui peut se dérouler rapidement et presque proprement, soit une
bonne demi-heure pour une grande assiette de soupe, ou tourner au
cauchemar. Vous l'aurez compris l'humeur de Cassy est fluctuante et
imprévisible. La maladie commande à son cerveau qui a depuis
longtemps perdu tous repaires temporels. Elle peut être présente et
réceptive, alors elle accueille la nourriture en ouvrant la bouche
et déglutit rapidement. Elle peut être absente et amorphe, sa tête
tombe sur son torse, sa bouche reste close, et si je réussi à y
glisser une cuillerée, elle n'avale pas et régurgite. Il faut
alors attendre, patienter, parler, stimuler et parfois renoncer. Elle
peut être aussi agitée, son petit corps secoué de spasmes ;
il faut alors lui tenir les mains, elle balance violemment sa tête
en avant, atterrissant dans la cuillère de soupe. Il n'est pas rare
alors qu'elle souffle puissamment une cuillerée de soupe qui vient
crépir tout ce qui l'entoure. En fait le plus souvent l'humeur
change en cours de repas, mais bon en général elle finit une
grosse assiettée.
Un repas dure entre une
demie heure et une heure, soit journellement, bien plus de deux
heures, la petite cuillère d'une main et le gan de toilette de
l'autre pour réparer les dégâts. Curieusement, Cassy est si
fragile, elle est si absolument sans malice et sans calcul, victime
innocente d'un cerveau à la dérive que devant ce qui est une corvée
je ne ressens jamais, ni impatience, ni colère. Le repas terminé,
je suis raide de tension accumulée.
.Les bains du matin et du
soir ponctuent aussi les journées. Autre cérémonie, mais plutôt
tranquille, tant l'eau tiède apaise. Cassy est généralement calme
dans son bain, mais tellement faible qu'elle glisse dans l'eau sans
être en mesure de se retenir. Le bain fini, on choisit les habits du
jour ou de la nuit. Bien sur, Cassy a toujours des couches et porte
des vêtements de bébé, un bébé qui s'use au lieu de progresser
Le sommeil des enfants
Rett est irrégulier, le jour et la nuit ne commandent plus, c'est le
cerveau et son électricité détraquée qui dictent l'endormissement
et le réveil. En ce moment Cassy dort bien, mais j'ai connu des
nuits ou, réveillée plusieurs heures d'affilée, elle riait très
fort, d'un rire troublant et sans objet, ou bien pleurait, seule dans
son monde d'autiste, ignorant tout et tout le monde. Ni bien ni mal,
rien d'autre à faire que de laisser faire. Attendre les yeux ouverts
et somnoler.
En gros voilà une
journée, au rythme de Cassy. Une journée rythmée par des gestes de
soin et d'affection, les repas, mais aussi une journée de vigilance
presque constante on ne peut pas s'occuper de Cassy sans tension.
Le drame des parents,
c'est qu'ils sont à cent pour cent, pour eux peu de trêves, pas
d'issue heureuses en vue. Une routine épuisante s'installe, avec en
plus des soins quotidiens, les déplacements, chez le Kiné, à la
piscine ou en institution.
Malgré tout, il faut
aussi exercer son métier sans chercher de compassion chez son
employeur, s'occuper des courses, du ménage, de l'autre enfant... et
tout de même garder de la joie, donner du bonheur.
Cette présence
constante, attentionnée, aimante a pour seule contrepartie et seule
gratification, quelques sourires et des regards énamourés. Ces
sourires sont si beaux et si innocents qu'ils créent un lien d'amour
incroyable.
La responsabilité d'un
enfant handicapé, sujet, qui plus est, à des crises d'épilepsie,
est telle, que seuls des professionnels peuvent prendre le relais des
parents, pas question de la petite étudiante pour sortir
au cinéma un soir. Quand l'institut d'accueil de jour est fermé,
l'aide maternelle, malade ou en vacances, les parents eux n'ont pas
droit au répit . Sortir est impossible, partir en vacances est
compliqué … enfin vous avez compris.
Ces quelques jours passés
à faire la nounou, sont bien peu de choses. Ils donnent seulement,
la compréhension du drame que vivent de jeunes parents, que la
loterie de la vie a désignés pour endurer une expérience d'une
dureté inimaginable, mais d'une richesse affective telle, qu'elle
donne un autre sens à la vie.
Il m'a semblé utile,
dans le cours de ce blog, de partager aussi cette expérience. J'ai
longtemps hésité, de peur de paraître impudique. J'ai écrit
simplement, sans pathos et je crois sans voyeurisme, sur un sujet que
je sais troublant, mais que je ne peux pas me résoudre à considérer
comme tabou. Ce moment de ma vie je l'ai voulu, anticipé, attendu,
maintenant je le vis intensément et croyez bien je suis heureux
d'être ici et pas seulement pour le décors de rêve.
Merci Jean Claude pour ce moment que tu nous fait partager.
RépondreSupprimerTon récit Jean Claude est poignant de vérité
RépondreSupprimerAmitiés
Témoignage très touchant, pour connaitre la maman elle est admirable... dur dur de trouver les mots juste... merci pour ce partage. Amicalement, Camille
RépondreSupprimerIl était une fois une cassy pleine d'amour, a chaque fois que je la vois elle me fait craquer avec ses sourires d'ange.......des parents admirable effectivement...lettre très boulversante mais très bien écrite merci bien à vous lety
RépondreSupprimerUn ange venu nous donner une leçon de vie, merci ma belle cassy pour tout ses petits sourires, partagé avec nous.
RépondreSupprimerUn couple qui mérite une longue route;
Une famille aux valeurs inestimable.
On vous aime Gaël.......