jeudi 9 janvier 2014

Une journée avec Cassy



Un départ de France le 18 décembre pour un séjour de un peu plus de deux mois en Nouvelle Calédonie évoque immanquablement des idées de vacances exotiques et de farniente sous les cocotiers. Il y a effectivement quelque chose de magique à retrouver l'été à noël à 24 heures d'avion de la France. Le décors de rêve est en place : la chaleur, la lumière, une végétation luxuriante. Les flamboyants couverts de fleurs écarlates sont à l'apogée de leur splendeur. Il y a aussi quelques choses d'insolite à vivre noël dans la tiédeur des alizés. La nonchalance aimable des habitants procure tout de suite un effet apaisant.

Je suis cependant venu à Nouméa avec une mission depuis longtemps anticipée et en phase avec mon départ à la retraite. Prendre le temps d'être grand père et donner du temps à ma fille pour qu'elle s'occupe un peu d'elle. Pour moi, le temps des plages et de la découverte viendra un peu plus tard, pour le moment c'est « mission nounou ».

Une super-nounou qui a en charge deux enfants ; le garçon de huit ans, tout juste en vacances d'été. Il s'appelle Amaury, il termine le CE1 avec les félicitations. Il est plein de joie et de vie. La petite fille, Cassy, qui aura cinq ans en février est atteinte du syndrome de Rett. Cette sale maladie génétique a été diagnostiquée, lorsqu'elle a eu un peu plus d'un an, après que la pédiatre ait constaté une rupture de la courbe de croissance et que les parents aient commencé à s'inquiéter des retards de développement moteur.

Une terrible nouvelle pour une garce de maladie qui ne s'adresse qu'aux filles, une sorte d'autisme aggravé, qui perturbe le développement psycho moteur et dont les atteintes peuvent être plus ou moins sévères selon les malades. Certaines filles marcheront, d'autres prononceront quelques mots, mais cette maladie est vache, tout progrès est inéluctablement suivi d'une régression qui annule les acquis. Au mieux Cassy a acquis quelques semaines la position assise, mais c'est fini. Elle a tenu et manipulé des objets, mais a, depuis longtemps, perdu l'usage de ses mains. La régression systématique est d'ailleurs une des caractéristiques première de la maladie.

Cassy a grandi mais elle a toujours des allures de bébé, quoique amoindri par le manque de tonicité donc l'absence de motricité . Elle ne fait plus illusion aujourd'hui, son handicap saute aux yeux. Elle n'a jamais marché et ne marchera jamais. Elle n'a jamais parlé et ne dira jamais maman. Son corps est mou et pesant par son inertie. Des mouvements spasmodiques se sont progressivement installés. Elle est devant moi, maintenant, pendant que j'écris ce texte, sanglée dans une chaise haute qui lui permet de tenir la position verticale. Ses mains sont agitées comme pour des applaudissements décalés, elle grince des dents et sa tête bascule violemment d 'avant en arrière. Les yeux sont mi-clos, parce qu'éblouis par trop de lumière. Un petit couinement sort parfois de sa bouche. Elle est loin, absente dans un monde qui n'appartient qu à elle. Un monde coupé de son environnement par son cerveau à la dérive qui commande parfois une agitation épuisante, le corps est secoué de spasmes violents, parfois des rires bruyants, parfois des pleurs inconsolables, parfois une inquiétante apathie.

Je l'ai à l’œil, il faut toujours l'avoir à l’œil, car soudain sans prévenir, ses jambes se raidissent, ses yeux se révulsent, c'est une crise d’épilepsie. Alerte rouge. Quelques gestes simples suffisent la plupart du temps à la ramener à la conscience et à faire repartir la respiration, d'autre fois la crise dure et nécessite le recours à un médicament.

Comme elle est agitée, je l'ai posée sur son tapis de jeu afin de lui faire faire quelques mouvements. La Kiné qui est venue la faire travailler la semaine dernière, m'a dit que je pouvais également lui faire faire des mouvements en faisant confiance à mon intuition. Je fais donc confiance et deux fois par jour, c'est parti pour une séance de travail : cambrure et alignement des pieds, qui faute de marche se déforment, pédalage, moulins avec les bras, abdo et colonne vertébrale...Ça lui plaît beaucoup, je suis gratifié de sourires et de regards énamourés .

La séance d'aujourd'hui a débloqué une situation critique. Alors que je la soulevais par les bras pour l'asseoir, elle s'est soudain raidie, est devenue toute rouge... elle poussait. Enfin le caca ! Crottes de lapin d'abord, mais les vannes étaient ouvertes et le reste a suivi.

Maintenant, propre et changée, elle sourit et gazouille. Elle est pour un moment dans la communication. Elle gigote elle est aux anges. Longuement elle me regarde, ses yeux pétillent, c'est un bon moment. Elle sourit, ce fameux sourire de enfants Rett, à faire fondre les cœurs les plus endurcis.

Pour moi c'est un moment de répit, soit je lis quelques pages, soit je dispute l'ordinateur à Amaury qui profite de la situation pour dépasser son quota autorisé de jeux vidéo. Heureusement entre légos et ordinateur, Amaury s'occupe tout seul. Je profite cependant des moments calmes pour l’entraîner dehors pour jouer avec le ballon ou les raquettes.

Cassy a une monstrueuse poussette pour handicapé . Un engin ringard par sa conception et ses matériaux inadaptés ; trente cinq kilo d'acier et de vérins industriels, tout juste adaptée à briser le dos des parents. Honte aux fabricants qui profitent de ce marché de niche pour vendre hors de prix du matériel issu de l'industrie lourde soviétique.

C'est bientôt l'heure du repas. Cassy prend quatre repas par jour : le matin, farines de céréale, fruit et tout un cocktail complexe de médicaments contre l'épilepsie. A midi, une énorme soupe de légumes avec viande ou poissons mixés ; compote au goûter et nouvelle soupe le soir, avec deux médicaments. J'ai ma fiche pour les médicaments. Heureusement !

En ce moment je partage la responsabilité de Cassy avec une autre personne qui m'épargne la préparation des soupes. Des soupes variées avec des féculents, des légumes verts de la viande ou du poisson, Tous sont des produits frais, de saison, achetés au marché. La mise en œuvre est simple mais demande de nombreuses manipulations, depuis le lavage et la préparation des légumes leur cuisson et le mixage final. Enfin le stockage dans des bocaux. Opération répétée tous les deux jours donc : approvisionnement, préparation, vaisselle... 

Le repas est une aventure qui peut se dérouler rapidement et presque proprement, soit une bonne demi-heure pour une grande assiette de soupe, ou tourner au cauchemar. Vous l'aurez compris l'humeur de Cassy est fluctuante et imprévisible. La maladie commande à son cerveau qui a depuis longtemps perdu tous repaires temporels. Elle peut être présente et réceptive, alors elle accueille la nourriture en ouvrant la bouche et déglutit rapidement. Elle peut être absente et amorphe, sa tête tombe sur son torse, sa bouche reste close, et si je réussi à y glisser une cuillerée, elle n'avale pas et régurgite. Il faut alors attendre, patienter, parler, stimuler et parfois renoncer. Elle peut être aussi agitée, son petit corps secoué de spasmes ; il faut alors lui tenir les mains, elle balance violemment sa tête en avant, atterrissant dans la cuillère de soupe. Il n'est pas rare alors qu'elle souffle puissamment une cuillerée de soupe qui vient crépir tout ce qui l'entoure. En fait le plus souvent l'humeur change en cours de repas, mais bon en général elle finit une grosse assiettée.

Un repas dure entre une demie heure et une heure, soit journellement, bien plus de deux heures, la petite cuillère d'une main et le gan de toilette de l'autre pour réparer les dégâts. Curieusement, Cassy est si fragile, elle est si absolument sans malice et sans calcul, victime innocente d'un cerveau à la dérive que devant ce qui est une corvée je ne ressens jamais, ni impatience, ni colère. Le repas terminé, je suis raide de tension accumulée.

.Les bains du matin et du soir ponctuent aussi les journées. Autre cérémonie, mais plutôt tranquille, tant l'eau tiède apaise. Cassy est généralement calme dans son bain, mais tellement faible qu'elle glisse dans l'eau sans être en mesure de se retenir. Le bain fini, on choisit les habits du jour ou de la nuit. Bien sur, Cassy a toujours des couches et porte des vêtements de bébé, un bébé qui s'use au lieu de progresser

Le sommeil des enfants Rett est irrégulier, le jour et la nuit ne commandent plus, c'est le cerveau et son électricité détraquée qui dictent l'endormissement et le réveil. En ce moment Cassy dort bien, mais j'ai connu des nuits ou, réveillée plusieurs heures d'affilée, elle riait très fort, d'un rire troublant et sans objet, ou bien pleurait, seule dans son monde d'autiste, ignorant tout et tout le monde. Ni bien ni mal, rien d'autre à faire que de laisser faire. Attendre les yeux ouverts et somnoler.

En gros voilà une journée, au rythme de Cassy. Une journée rythmée par des gestes de soin et d'affection, les repas, mais aussi une journée de vigilance presque constante on ne peut pas s'occuper de Cassy sans tension.

Le drame des parents, c'est qu'ils sont à cent pour cent, pour eux peu de trêves, pas d'issue heureuses en vue. Une routine épuisante s'installe, avec en plus des soins quotidiens, les déplacements, chez le Kiné, à la piscine ou en institution.

Malgré tout, il faut aussi exercer son métier sans chercher de compassion chez son employeur, s'occuper des courses, du ménage, de l'autre enfant... et tout de même garder de la joie, donner du bonheur.

Cette présence constante, attentionnée, aimante a pour seule contrepartie et seule gratification, quelques sourires et des regards énamourés. Ces sourires sont si beaux et si innocents qu'ils créent un lien d'amour incroyable.

La responsabilité d'un enfant handicapé, sujet, qui plus est, à des crises d'épilepsie, est telle, que seuls des professionnels peuvent prendre le relais des parents, pas question de la petite étudiante pour sortir au cinéma un soir. Quand l'institut d'accueil de jour est fermé, l'aide maternelle, malade ou en vacances, les parents eux n'ont pas droit au répit . Sortir est impossible, partir en vacances est compliqué … enfin vous avez compris.

Ces quelques jours passés à faire la nounou, sont bien peu de choses. Ils donnent seulement, la compréhension du drame que vivent de jeunes parents, que la loterie de la vie a désignés pour endurer une expérience d'une dureté inimaginable, mais d'une richesse affective telle, qu'elle donne un autre sens à la vie.

Il m'a semblé utile, dans le cours de ce blog, de partager aussi cette expérience. J'ai longtemps hésité, de peur de paraître impudique. J'ai écrit simplement, sans pathos et je crois sans voyeurisme, sur un sujet que je sais troublant, mais que je ne peux pas me résoudre à considérer comme tabou. Ce moment de ma vie je l'ai voulu, anticipé, attendu, maintenant je le vis intensément et croyez bien je suis heureux d'être ici et pas seulement pour le décors de rêve.





5 commentaires:

  1. Merci Jean Claude pour ce moment que tu nous fait partager.

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  2. Ton récit Jean Claude est poignant de vérité
    Amitiés

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  3. Témoignage très touchant, pour connaitre la maman elle est admirable... dur dur de trouver les mots juste... merci pour ce partage. Amicalement, Camille

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  4. Il était une fois une cassy pleine d'amour, a chaque fois que je la vois elle me fait craquer avec ses sourires d'ange.......des parents admirable effectivement...lettre très boulversante mais très bien écrite merci bien à vous lety

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  5. Un ange venu nous donner une leçon de vie, merci ma belle cassy pour tout ses petits sourires, partagé avec nous.
    Un couple qui mérite une longue route;
    Une famille aux valeurs inestimable.
    On vous aime Gaël.......

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